I
Souvenirs

Il était presque midi ; le soleil qui écrasait le port de Sydney flamboyait avec une intensité impitoyable. Le ciel, au-dessus de la capitale de cette colonie naissante, aurait dû être d’un bleu étincelant, pourtant il semblait flou, comme perçu à travers un morceau de verre grossièrement taillé. Autour des bâtiments du front de mer et sur la rade, l’air était lourd, poussiéreux et moite.

Toutes sortes de bateaux étaient rassemblés là ; les légères embarcations locales se mêlaient aux navires marchands plus lourds. Seul, à l’écart des autres, un navire de guerre se dressait au-dessus de son reflet, que l’on eût dit mouillé là de toute éternité, et à jamais. Son pavillon claquait mollement au-dessus de la haute poupe ; seule la large flamme du chef d’escadre, qui flottait au grand mât, semblait un peu plus animée.

En dépit de la chaleur accablante, quelques silhouettes éparses s’agitaient sur les ponts ; chacun était aux aguets depuis que l’on avait annoncé l’arrivée au mouillage d’un autre navire de guerre anglais.

Dans sa cabine, le chef d’escadre posa les mains sur le rebord de la fenêtre et les retira précipitamment : le bois desséché était aussi chaud qu’un canon encore fumant. Conscient du silence inhabituel qui régnait sur son bateau, il observa la lente approche du nouvel arrivant qui glissait doucement sur l’eau scintillante, tandis qu’au-dessus du voile de brume, de plus en plus nets, se dessinaient ses mâts, ses vergues, et son étrave à guibre enfin.

Le navire amiral était le vieil Hebrus, un petit deux-ponts de soixante-quatre canons ; il était sur le point d’être désarmé, après presque trente ans de service, quand on lui avait confié une dernière mission.

En ce jour d’octobre 1789, en qualité de vaisseau amiral anglais mouillé dans le port de Sydney, il attendait, prêt à toute action éventuelle, confiant en sa longue expérience. Pourtant, nombre des officiers de son bord pensaient secrètement qu’il aurait du mal à rallier l’Angleterre, si jamais il était rappelé.

L’autre bateau était une frégate. En temps de guerre, ce genre de navire était très demandé car sa vitesse et sa maniabilité le rendaient partout indispensable. Si loin de l’Angleterre, à des milliers de nautiques des foyers de l’équipage, l’arrivée d’un navire du roi était un événement, presque une fête.

Voilà ce qui expliquait le silence à bord de l’Hebrus. Tous les hommes observaient cette entrée impeccable dans les légers soupirs de la brise ; pour chacun, le navire évoquait un souvenir différent : une ville d’Angleterre peut-être, une voix, des enfants que l’on n’avait pas vus grandir.

Le chef d’escadre poussa un grognement et se redressa.

Sous le coup de ce simple effort, un filet de sueur lui ruissela le long de l’échine. Absurde : ce bateau était une frégate de trente-six canons, le Tempest ; et le Tempest n’avait jamais vu l’Angleterre.

Il attendit que son domestique, qui trottinait autour de lui, lui apportât son uniforme et son épée, les symboles de sa fonction. Il songea à ce qu’il avait entendu dire du Tempest. Etrange, comme les circonstances peuvent prendre en main le destin d’un bateau, et par conséquent jouer un rôle décisif dans la vie de tous ceux qui servent à son bord…

Six ans plus tôt, la guerre contre les colonies américaines et la ligue franco-espagnole avait pris fin. Des navires qui, pendant les batailles, avaient valu leur pesant d’or, désormais ne servaient plus à rien. Un pays oublie vite ceux qui ont combattu et sont morts pour lui ; à plus forte raison un bateau devenu soudain inutile. Mais la paix entre les grandes puissances était précaire, surtout aux yeux de ceux qui avaient payé au prix fort chacune des sanglantes victoires.

À présent, les relations avec l’Espagne étaient à nouveau tendues, elles pouvaient facilement s’envenimer, aboutir à une catastrophe. Des puissances rivales revendiquaient divers territoires dans l’espoir de les exploiter à des fins commerciales ou coloniales. Une fois de plus, on avait demandé à l’Amirauté de mobiliser plus de frégates, les fers de lance de toute escadre.

Le Tempest était sorti quatre ans plus tôt du chantier naval de l’Honorable Compagnie des Indes orientales à Bombay. Comme c’était le cas pour la plupart des bateaux de la Compagnie, on en avait travaillé le dessin avec le plus grand soin, et c’est le teck le plus fin de la côte de Malabar qui avait été utilisé. Contrairement aux usages en vigueur dans la Marine royale, chaque bateau de la Compagnie était construit en fonction de deux paramètres : longévité et confort de manœuvre.

Les agents de l’Amirauté à Bombay avaient fait l’acquisition de la frégate pour le service du roi avant même qu’elle ait jamais navigué sous le pavillon de la Compagnie. Il leur en avait coûté 18.000 livres. Le chef d’escadre, par-devers lui, se disait que l’Amirauté devait être au désespoir d’avoir dû débourser une somme aussi princière ; surtout qu’une partie de cet or, il le soupçonnait fortement, avait discrètement changé de main.

D’un signe adressé à son silencieux domestique, il demanda sa longue-vue et attendit que l’Hebrus eût légèrement évité sur son ancre ; puis il braqua sa lunette sur le bateau presque arrêté. Comme la plupart des officiers de marine, il était toujours impressionné à la vue d’une frégate. Celle-ci, plus lourde que d’autres, gardait cependant des proportions élégantes et montrait cette apparence de rapidité et de maniabilité qui est le rêve de tout officier.

Malgré cette maudite brume, il apercevait un groupe de silhouettes massées autour du gaillard d’avant ; une ancre était hissée au capon, prête à mouiller. La frégate, résolue, glissait sur son reflet, l’étrave ridant à peine la calme surface de l’eau bleue. Elle se déhalait lentement sous foc et huniers ; ses voiles qui se dégonflaient claquaient dans le vide à chaque virement de bord, puis se regonflaient sous les nouvelles amures, tirant profit du plus infime souffle d’air. Le chef d’escadre sentit une onde d’excitation lui parvenir, courant sur l’étendue qui le séparait de la frégate. En vue du port, de n’importe quel port, le souvenir s’estompe des tribulations, et même des brutalités du voyage.

Le chef d’escadre attendait le Tempest depuis deux semaines au moins. Pourtant, le navire venait de Madras, et les dépêches reçues par le brick lui avaient toujours confirmé son arrivée à la date initialement prévue.

Ce retard, qui l’aurait assurément irrité de la part d’un autre bateau, ne l’affectait pas : le Tempest était sous le commandement du capitaine Richard Bolitho ; pas vraiment un intime, Bolitho, mais un Cornouaillais, comme lui ; et cela, pour ainsi dire, équivalait à l’arrivée d’un ami, vu les conditions odieuses qui leur étaient faites ici : une vie de bagnards, empoisonnée par les fièvres et la corruption.

Il leva de nouveau sa lunette. Il pouvait maintenant distinguer la figure de proue de la frégate : une nymphe au regard farouche, cheveux au vent, dont les seins nus pointaient fièrement ; elle portait à ses lèvres une conque imposante. Ses cheveux et son buste étaient dorés à la feuille d’or. Les yeux, d’un bleu intense, fixaient l’horizon, comme pour surveiller l’arrivée des tempêtes promises à son baptême.

Il se dit que la dorure à la feuille d’or, autour de la partie visible de la poupe, avait dû coûter à Bolitho une petite fortune. Il est vrai que dans ces mers, il était difficile de dépenser autrement son argent. Il fit une grimace en entendant les pas lourds des marins qui s’attroupaient à la coupée : leurs bottes étaient si pesantes qu’elles auraient pu démolir ce pauvre vieil Hebrus.

Un lieutenant jeta un coup d’œil respectueux au-dessus du paravent.

Le chef d’escadre acquiesça rapidement, il ne tenait pas à ce que son subordonné s’aperçût de l’intérêt qu’il portait à l’autre bateau :

— Oui, oui, je sais. Je monte.

Comme il prenait son bicorne, l’écho de la première volée de la salve résonna dans le port ; quelques oiseaux qui s’étaient assoupis décollèrent en battant bruyamment des ailes ; on eût dit qu’ils protestaient contre ce nouveau venu qui les dérangeait.

Sur la dunette, malgré la protection assurée par un taud, il faisait chaud comme dans un four.

Le capitaine de pavillon salua, anxieux de savoir de quelle humeur était son supérieur :

— Le Tempest, trente-six canons, commandant. Capitaine Richard Bolitho.

Le salut continuait ; les deux navires échangeaient coup pour coup ; l’épaisse fumée noire se posait sur l’eau comme un corps solide.

Le chef d’escadre joignit brusquement les mains dans le dos :

— Envoyez un signal dès qu’il aura mouillé. Que le commandant se présente à mon bord.

Le capitaine de pavillon dissimula un sourire : l’humeur du commandant était bonne. En d’autres circonstances, il lui était arrivé de transmettre une douzaine de signaux à un navire en pleine manœuvre ; à croire que le contre-amiral se délectait de la confusion ainsi créée. Le capitaine se dit que ce navire-là jouissait de quelque privilège.

 

Le Tempest, frégate de Sa Majesté britannique, s’avançait lentement dans le port tandis que ses huniers tremblaient sous le fracas régulier des volées de la salve : il saluait son chef d’escadre. L’ardeur du soleil sur la surface de l’eau empêchait de voir plus loin que le gréement et les passavants.

Richard Bolitho se tenait près de la rambarde de dunette, les mains croisées nonchalamment dans le dos ; il s’efforçait de paraître détendu malgré la tension qui accompagne ordinairement l’entrée dans un mouillage inconnu.

Quel calme ! Il regardait son bâtiment, cherchant à le voir avec les yeux du chef d’escadre. Il avait pris le commandement du Tempest à Bombay deux ans auparavant, dès que la frégate avait été armée par la Marine royale. Au souvenir de cette date, son expression sévère se fit plus juvénile : deux ans plus tôt, jour pour jour, le 7 octobre. Aujourd’hui, Richard Bolitho, de Falmouth, comté de Cornouailles, avait trente-trois ans.

Il jeta un coup d’œil de l’autre côté de la dunette : Thomas Herrick, son officier en second et meilleur ami, s’abritait les yeux de la main pour surveiller le brasseyage des vergues et les silhouettes, raccourcies par la perspective, des gabiers. Il se demanda si Herrick pensait à la même chose que lui. Dans ces mers où les semaines de canicule et de calmes se succédaient implacablement, on avait parfois l’impression que le temps s’arrêtait tout de bon.

— Dans cinq minutes environ, commandant.

— Fort bien, monsieur Lakey.

Bolitho n’avait pas eu à se retourner pour savoir qui parlait : après deux années sur le Tempest, il identifiait à leur voix tous les hommes qui servaient sous ses ordres. Le maigre et taciturne Tobias Lakey était son maître voilier, un homme né aux îles Scilly, tout à l’ouest de la Cornouailles, le pays de Bolitho. Élevé à la dure, il avait pris la mer dès l’âge de huit ans. À présent, il atteignait la quarantaine ; il avait navigué sur toutes sortes de bateaux, du caseyeur côtier au vaisseau de ligne, et n’ignorait rien des choses de la mer.

Bolitho promena lentement son regard sur le pont, essayant de se remémorer les visages de ceux que la mort, les accidents, la maladie et la désertion avaient emportés en l’espace de deux ans.

À présent, l’équipage du Tempest ressemblait à celui d’un vaisseau qui n’aurait jamais touché un port britannique et reflétait la variété des nombreux quais abordés au cours de ses pérégrinations. Certains hommes avaient embrassé le métier de marin de leur plein gré ; ils s’étaient engagés en Angleterre et avaient tout simplement changé de bâtiment lorsque le leur avait été désarmé. Ils étaient bien placés pour savoir que la vie à terre, en Angleterre, six ans après la fin des combats, était plus difficile que sur un navire de guerre. À bord, au moins, ils jouissaient d’une sécurité relative ; ils pouvaient même faire carrière s’ils naviguaient sous les ordres d’un commandant juste, et pour autant que la chance fût de leur côté. Plusieurs d’entre eux s’étaient distingués au cours de maintes campagnes mais, hélas ! il n’y avait pas de travail pour eux à terre. Les ports regorgeaient d’invalides de guerre et d’hommes dont la mer ne voulait plus.

Le reste de l’équipage du Tempest constituait un véritable creuset de nationalités où se mêlaient des Français, des Danois, des noirs, un Américain et bien d’autres encore.

Bolitho surveillait ses hommes : ceux qui halaient sur les bras et les drisses, l’équipe qui, à la poupe, s’apprêtait à descendre sa guigue, l’alignement précaire des fusiliers marins ; sa situation aurait dû parfaitement le satisfaire. Il n’ignorait pas que s’il était resté en Angleterre, il n’aurait eu de cesse que de reprendre la mer au commandement d’un nouveau bâtiment, quel qu’il fût. C’est la situation qu’il avait connue après la guerre. À l’époque, il avait déjà deux commandements derrière lui : un sloop et sa chère frégate, la Phalarope.

Son troisième commandement fut donc l’Undine, vaisseau de cinquième rang, lui aussi, à bord duquel il fut immédiatement envoyé à Madras, à l’autre bout du monde. Pourtant, il avait été heureux d’échapper au sort des malchanceux qui se pressaient journellement dans les couloirs de l’Amirauté, ou attendaient leur chance dans les cafés du quartier ; tous, ils espéraient une occasion comme la sienne et priaient pour l’obtenir.

Il venait de passer cinq années consécutives en Extrême-Orient, à l’exception d’une brève visite en Angleterre. Lorsqu’il avait obtenu le commandement du Tempest, il s’était attendu à être rappelé en Grande-Bretagne pour y recevoir de nouvelles consignes. Une mission aux Antilles peut-être, ou au sein de la flotte de la Manche, ou encore dans les territoires toujours disputés à l’Espagne.

Il regarda de nouveau Herrick et se mit à réfléchir. Ce dernier ne s’était plus jamais ouvert à lui depuis certaine explication très franche qu’ils avaient eue autrefois. Nul autre, parmi ses subordonnés, sauf peut-être son patron d’embarcation, John Allday, n’osait le tancer aussi vertement que lui, au risque de le faire sortir de ses gonds.

Tout cela lui était revenu en mémoire deux mois plus tôt, quand le Tempest avait jeté l’ancre devant Madras ; comme l’équipage de sa guigue s’efforçait désespérément de négocier les vagues déferlantes de façon à lui éviter d’être trempé jusqu’aux os, avait resurgi le souvenir de sa première visite à Madras. Il avait embarqué comme passagère Viola Raymond, l’épouse du représentant du gouvernement britannique auprès de la Compagnie des Indes. Herrick l’avait alors mis en garde contre les dangers qui menaçaient sa réputation, son avancement et même sa carrière, qui était son principal souci.

À la pensée de Viola, il chercha la montre qu’il gardait dans son haut-de-chausses. Elle la lui avait donnée pour remplacer celle qu’il avait perdue au combat.

Viola. Où était-elle à présent ?

Pendant son bref séjour en Angleterre, il s’était rendu à Londres. Là-bas, il s’était juré de ne pas vraiment tenter de la revoir. Passer devant sa maison, seulement. Juste pour savoir où elle habitait. Mais il sentait bien qu’alors il se mentait à lui-même. Quelle erreur de sa part ! Il eût mieux fait de s’en tenir à son souvenir. Ayant frappé à sa porte, il n’avait trouvé que des domestiques. James Raymond était en mission pour le gouvernement, et sa femme l’accompagnait. Le maître d’hôtel des Raymond s’était montré dédaigneux, presque insolent. À bord d’un navire de Sa Majesté, un commandant est maître après Dieu – uniquement pour raison d’ancienneté, selon certains. Bolitho avait dû admettre que dans les rues et sur les terrasses de St. James, il ne représentait rien.

Il entendit un ordre de Herrick :

— Paré à mouiller, monsieur Jury ?

Jury, le maître d’équipage, possédait un torse aussi large qu’un baril ; il n’avait nul besoin d’être tenu par la main quand il jetait une ancre, mais c’était là un subterfuge de Herrick qui, ayant deviné les pensées de Bolitho, essayait de l’en arracher.

Bolitho sourit avec lassitude. Il avait fait la connaissance de Herrick quand il avait pris le commandement de la Phalarope ; depuis, ils n’avaient que rarement été séparés. Herrick n’avait guère changé ; il avait un peu engraissé, mais ce visage rond et ouvert et ces yeux bleus toujours en éveil étaient restés les mêmes. Si, comme Bolitho en avait à présent la ferme conviction, sa liaison avec Viola Raymond avait eu des répercussions en haut lieu, Herrick en subissait lui aussi les conséquences, ce qui était fort injuste. Cette constatation l’irrita et l’attrista. Peut-être le chef d’escadre allait-il tirer les choses au clair. Bolitho n’y croyait guère.

Il pensa aux dépêches et autres informations qu’il s’apprêtait à communiquer au contre-amiral James Sayer. Il avait eu l’occasion de rencontrer le bonhomme une ou deux fois en Cornouailles. Jadis, ils avaient servi tous les deux en qualité de lieutenants, dans la même escadre alors stationnée en Amérique.

Tandis que tonnait encore l’écho du dernier coup de canon, le Tempest parcourut la dernière encablure jusqu’au mouillage qui lui avait été assigné.

D’un ton sec, Bolitho dit :

— Quand vous voudrez, monsieur Herrick !

Herrick répliqua sur le même ton impersonnel :

— A vos ordres, commandant !

Puis, d’une voix forte :

— A border les bras ! Parés à virer !

Les marins, jusque-là inertes, entrèrent rapidement en action.

— Aux écoutes de huniers !

Bolitho aperçut Thomas Gwyther, le chirurgien, qui s’abritait près du passavant bâbord pour éviter les marins qui couraient à la manœuvre. Il était très différent de son prédécesseur, un homme de haute taille, violent et ivrogne, dévoré tout entier par le vice où il cherchait à noyer ses souvenirs. Gwyther, en revanche, était petit, sec et voûté. Sa frêle apparence ne reflétait ni sa force ni son étonnante endurance. Il remplissait ses fonctions correctement, mais il accordait moins d’attention aux hommes qu’aux plantes et à la nature qu’il étudiait lors des escales.

— A carguer les huniers !

De sa voix monocorde et impassible, le bosco jeta :

— Barre au vent !

Le Tempest, sous l’effet du gouvernail et des derniers soupirs de la brise, tourna lentement au-dessus de sa propre image et courut quelques instants sur son erre. La chaleur réfractée par les bordés de pont augmenta tandis que les dernières voiles étaient amenées ou ferlées sur les vergues.

— Envoyez !

Bolitho entendit le plongeon familier de l’énorme ancre à jas sous la proue ; toute la surface du calme mouillage en fut perturbée. Il eut un frisson rétrospectif en songeant aux deux gros requins qui avaient patiemment suivi le bateau pendant plusieurs jours, presque jusqu’à destination.

— Un signal du contre-amiral, commandant ! Il vous attend à son bord.

Bolitho jeta un regard à Swift, l’aspirant signaleur. Avec toute l’impatience et l’optimisme de ses dix-sept ans, il était à l’affût d’un avancement. Près de lui se trouvait Keen, troisième lieutenant, et Bolitho se demanda si ce dernier se souvenait d’avoir été à la place de Swift à bord de l’Undine. Tout cela semblait déjà si loin. Keen avait aujourd’hui vingt-deux ans. Hâlé comme un pruneau, net et fringant, il devait faire battre le cœur des jeunes filles. Keen s’était engagé et retrouvé sous les ordres de Bolitho parce que son père désirait lui former le caractère avant de l’intégrer dans l’affaire de famille. Ensuite, le jeune homme était resté dans la marine par goût. Il avait été sérieusement blessé à l’aine par une éclisse de bois arrachée au pont par un boulet, aussi grosse qu’un rostre d’espadon. L’éclisse s’était fichée profondément dans sa chair, et aujourd’hui encore, il lui déplaisait que l’on y fît allusion. Le jour de l’accident, une fois de plus, Bolitho avait eu la surprise de découvrir un talent insoupçonné chez cet ours d’Allday, son patron d’embarcation ; celui-ci, qui ne nourrissait aucune illusion sur les connaissances des médecins de marine, et en particulier de celui de l’Undine, avait lui-même extrait l’éclisse de l’aine du jeune homme.

— Parés à larguer la guigue ! cria Herrick, les mains en porte-voix devant la bouche. Mettez plus d’hommes à la manœuvre, monsieur Jury, et rondement !

Allday surveillait d’un œil critique les mouvements rapides des matelots et le canot qui se balançait au-dessus des filets. Vêtu d’une veste bleue et d’un large pantalon blanc, les cheveux noués sur sa nuque puissante, il semblait fort et sûr de lui, comme toujours.

Il dit à voix basse :

— Encore une escale, commandant. Une autre mission, sans aucun doute… Hé, là-bas ! Faites attention à cette peinture, bandes de maladroits ! C’est la guigue du commandant, pas celle de ce foutu maître coq !

Les marins chevronnés ricanèrent ; les nouveaux, pas encore initiés à ce langage, courbèrent l’échine sous les éclats de voix. Allday marmonna :

— Pardieu ! Si on ne nous donne pas rapidement du vrai travail, je ne sais pas ce que je ferai de cet équipage !

Il secoua la tête :

— Des marins, ça ? Tu parles !

Bolitho ne comprenait pas très bien ce qu’Allday entendait par « vrai travail ». Le Tempest était constamment en patrouille entre les comptoirs commerciaux qui ne cessaient de proliférer, éparpillés de Sumatra à la Nouvelle-Guinée. Ils avaient fait de longues traversées de plusieurs centaines de nautiques vers l’ouest, pour convoyer des navires marchands qui arrivaient d’Europe avec de précieuses cargaisons. Le Tempest leur servait d’escorte. Tandis que le commerce se développait, le défrichage de nouvelles terres transformait des régions hostiles en colonies ; les pillards surgissaient de partout. Les pirates, ces soi-disant princes du sang, ces ennemis traditionnels qui circulaient sous le couvert de lettres de marque, étaient aussi dangereux que les indigènes belliqueux ou les cyclones.

Allday, comme d’ailleurs Herrick, caressait peut-être le rêve d’échapper à la chaleur, à la soif, aux récifs mal repérés sur les cartes et aux attaques de sauvages mal intentionnés…

Les explorateurs et les grands navigateurs avaient beaucoup fait pour élucider les mystères de ces océans inexplorés et pour en surmonter les dangers ; mais ceux qui suivaient leurs traces étaient animés par des motifs moins nobles. Avec une poignée de clous, quelques haches et un peu de verroterie, un commandant pouvait acheter n’importe qui et n’importe quoi.

C’est surtout à la Grande-Bretagne, à la France et à la Hollande que revenait la tâche de surveiller ces vastes étendues et d’assurer la sécurité du commerce, ainsi que celle des vaisseaux marchands si vulnérables. Mais dans ces océans immenses, les forces déployées étaient insuffisantes, presque symboliques. De surcroît, les nations qui avaient beaucoup investi aux Indes et dans les îles des mers du Sud se méfiaient les unes des autres ; le souvenir des anciennes guerres et des vieilles dettes n’était pas près de s’effacer.

Bolitho entendit les marins embarquer bruyamment dans la guigue : le peloton de fusiliers marins et les seconds-maîtres étaient prêts à l’escorter.

Il leva les yeux vers le guidon en tête du grand mât, puis son regard se porta vers les deux navires de transport de bagnards mouillés assez loin de la côte.

La colonie de la Nouvelle-Galles du Sud, en plein essor, faisait peser sur ses épaules des responsabilités nouvelles. Il scruta les grands bâtiments, épiant un signe de vie à bord de ces bagnes flottants. Combien d’épaves humaines avaient-elles échoué ici pour fournir la main-d’œuvre et l’énergie nécessaires au défrichage des terres et à l’édification d’une nation ! Il essayait d’imaginer l’horreur de ces traversées, quand il fallait doubler le cap de Bonne-Espérance ou, pis encore, le redoutable cap Horn, avec à bord des femmes et des enfants. La loi est juste, mais combien cruelle son application !

Herrick le salua et dit :

— La guigue est prête, commandant !

Bolitho acquiesça, impassible ; il fixa son regard sur les fusiliers marins en habit rouge et sur Jasper Prideaux, leur capitaine. Le bruit courait qu’il s’était engagé dans ce corps forcé de prendre le large après avoir tué deux hommes en duel. Mieux que quiconque, Bolitho pouvait comprendre ce genre de motivation. Pendant deux ans, il s’était efforcé de ne pas prendre en grippe ce Prideaux dont le soleil n’avait jamais bronzé le visage, et qui demeurait pâle comme un malade. Il avait les traits chafouins d’un renard, d’un homme qui aime se battre en duel et gagner. Non, décidément, Bolitho n’arrivait pas à se débarrasser de son antipathie.

— Nageurs ! Parés à ramer !

Allday se tenait près du gouvernail, tout en gardant un œil sur l’épée de Bolitho. Ce dernier enjamba le bord ; les trilles des sifflets résonnèrent et les crosses des mousquets s’abattirent sur le pont.

— Poussez !

Bolitho mit une main en visière quand la guigue contourna l’étrave de la frégate et passa sous la figure de proue aux yeux bleus.

Le Tempest était un beau bateau. Mais, comme le faisait souvent remarquer Lakey, il resterait toujours un navire de la Compagnie des Indes, quelque pavillon qui flottât à sa corne d’artimon. Avec ses trente-six canons, dont vingt-huit pièces de douze, il avait une puissance de feu supérieure à celle de tous les bateaux qu’il avait commandés jusque-là. Mais il était construit en teck, lourdement, et avec ses membrures et ses espars massifs, il manquait de maniabilité pour un bateau de la Marine royale, surtout en cas de combat rapproché. Le Tempest avait été conçu pour assurer la protection des lourds transports des Indes contre les pirates et pour porter le fer et le feu dans les îles et les îlots qui lui donnaient asile.

Dès le premier jour, Herrick l’avait constaté : si le Tempest avait à affronter un véritable navire de guerre, il lui faudrait se battre à bout portant et ne pas laisser échapper son adversaire. Nulle feinte ou initiative de dernière minute ne pourrait être envisagée.

En revanche, même les plus sceptiques étaient contraints d’admettre que le Tempest était bon marcheur quand les conditions étaient favorables. Sous sa seule voilure de route, qui faisait, il est vrai, dix-sept mille pieds carrés, il lui était arrivé de filer quinze nœuds. « Seulement voilà, disait Lakey, toujours plein de bon sens, les conditions idéales ne sont jamais réunies lorsqu’on a besoin d’elles ! »

Après s’être assuré que ses dépêches et son rapport étaient en sécurité sous le banc de nage, Bolitho concentra son attention sur l’Hebrus.

L’Hebrus, encore un exilé ! Pourquoi ? Les événements en Europe se précipitaient-ils au point qu’on les avait tous oubliés ? Le contre-amiral, Bolitho et tant d’autres comme eux étaient livrés à leur sort. Isolés, solitaires, ils patrouillaient au petit bonheur, ignorant ce qui se passait dans les pays où se décidait leur destin.

— Endurez partout !

Allday poussa le gouvernail ; il garda les yeux mi-clos face au soleil jusqu’à ce qu’ils eussent gagné l’ombre du grand vaisseau.

— Brigadier ! Amarrez !

Bolitho se leva et inspira profondément. Lorsqu’il montait à bord d’un bateau pour la première fois, se présentait souvent à sa mémoire le souvenir d’un commandant sous les ordres duquel il avait servi, et qui, dans les mêmes circonstances, s’était pris le pied dans son épée et étalé de tout son long devant les fusiliers marins abasourdis.

Parvenu à la coupée, il s’arrêta un instant et enleva son bicorne, attendant la fin des ordres et le claquement des mousquets de la parade d’accueil.

La main tendue, le contre-amiral s’avança. Pendant une brève seconde, Bolitho eut l’impression de se tromper sur l’identité de l’homme qui se présentait devant lui. Ce n’était pas le lieutenant James Sayer qu’il avait tant admiré en Amérique et en Cornouailles.

— Heureux de vous revoir, Richard, dit le contre-amiral ; suivez-moi, j’ai hâte de vous entendre !

Bolitho, la gorge serrée, lui rendit sa poignée de main. Qu’était-il devenu, le marin robuste et énergique d’autrefois ? Il ne retrouvait rien de lui chez cet homme voûté, ridé, à la peau desséchée comme un vieux parchemin inutilisable, et qui n’était pourtant son aîné que de deux ou trois ans.

À peine rendu dans la fraîcheur relative de la cabine, Sayer ôta son habit et se laissa tomber lourdement dans un fauteuil.

— J’ai fait monter du vin. Mon ordonnance le garde au frais dans les fonds. Ce n’est que du vin du Rhin, mais c’est encore une chance d’avoir pu en trouver ici !

Il ferma les yeux et grommela :

— Quel pays ! Une île de traîtres baignant dans la corruption !

Il se ranima un peu quand entra l’ordonnance chargé de bouteilles et de verres.

— Richard, vos dépêches à présent !

Puis, voyant l’expression de Bolitho, il ajouta :

— Qu’y a-t-il ?

Bolitho attendit pour répondre que le domestique eût servi le vin et quitté les lieux :

— J’ai été retardé par une tempête qu’il nous a fallu essuyer trois jours après notre départ de Madras, Monsieur. Deux de mes marins ont été grièvement blessés en tombant du mât ; deux autres sont tombés à la mer.

Il détourna son regard au souvenir de la pitié qu’il avait éprouvée alors. La bourrasque leur était tombée dessus sans prévenir, au milieu de la nuit, et s’en était allée aussi vite qu’elle était venue, laissant dans son sillage deux morts et deux infirmes à vie.

— Alors j’ai décidé de faire route vers Timor pour y débarquer les blessés. Je savais pouvoir compter sur le gouverneur hollandais de Coupang. J’avais déjà eu affaire à lui et il s’était toujours montré prêt à m’aider.

Le contre-amiral observait Bolitho par-dessus son verre :

— En effet. Vous avez obtenu de jolis succès contre les pirates et les corsaires de cette région !

Bolitho se tourna vers lui.

— C’est au cours de cette escale imprévue que le gouverneur m’a communiqué les nouvelles suivantes : il y a six mois environ, un vaisseau de Sa Majesté s’est mutiné après avoir relâché à Tahiti. Je ne suis pas très au courant des circonstances, mais une chose est certaine : les mutins ont mis leur commandant dans un canot avec les marins qui lui étaient restés fidèles. Et c’est grâce aux compétences de Bligh (c’est le nom de ce commandant) qu’ils ont réussi à atteindre Timor et à y obtenir de l’aide. Ils avaient couvert plus de trois mille six cents nautiques. Il s’agit de la Bounty, un bâtiment de transport armé.

Sayer avait changé d’expression :

— Je n’ai encore jamais entendu ce nom.

Il se leva et se dirigea vers les larges fenêtres de poupe :

— Les mutins vont sûrement utiliser ce bâtiment pour des actes de piraterie. Ils n’ont guère le choix : c’est cela ou être pendus.

Bolitho acquiesça. Ce mot, « mutinerie », donnait la mesure de sa propre impuissance.

C’était comme l’approche d’une terrible maladie. Il avait déjà ressenti cela à bord de la Phalarope, la première frégate qu’il avait commandée. Cette impression lui était revenue malgré lui, claire et précise.

Le contre-amiral, silencieux, continuait de regarder par la fenêtre. Bolitho ajouta :

— J’ai levé l’ancre et mis le cap au sud-ouest, avant de faire route plein sud pour contourner la colonie, Monsieur. Puis j’ai fait escale à Adventure Bay, sur la Terre de Van Diemen ; je pensais que les mutins avaient pu s’y réfugier avant que la nouvelle de leur forfait ne se soit ébruitée.

Il haussa les épaules :

— Mais ils avaient disparu. Et je suis fermement convaincu qu’ils n’ont aucune intention de regagner le monde civilisé où ils risquent d’être capturés. Ils vont rester dans les mers du Sud et rejoindre la cohorte des renégats, des meurtriers qui survivent en s’attaquant aux commerçants et aux indigènes. Un navire de Sa Majesté ! C’est inconcevable !

Sayer se retourna et sourit tristement :

— Je sais que vous avez des raisons personnelles de détester le mot de mutinerie ; je suis heureux que vous ayez pris conscience de la chose, mais n’ayez crainte, nos supérieurs sauront prendre les mesures qui s’imposent.

Il but une gorgée de vin et continua :

— Capitaine Bligh, dites-vous ? Un homme exceptionnel, sûrement, pour avoir survécu à une telle traversée !

Bolitho se sentait vraiment détendu dans son fauteuil. Cette histoire de mutinerie le poursuivait depuis sa rencontre avec le gouverneur hollandais. À présent, grâce à l’influence de Sayer, il parvenait à l’évoquer en lui rendant ses justes proportions. Lui avait réagi comme n’importe quel commandant placé dans une situation analogue ; mais dans le cas présent il ignorait tout du bateau, des hommes et des circonstances exactes de l’affaire : c’était comme naviguer dans le brouillard, à l’aveuglette.

Il se surprit à observer Sayer avec commisération : ce dernier avait beau être épuisé par les devoirs de son état et miné par quelque fièvre attrapée jadis, il n’en restait pas moins son supérieur. Bolitho lui-même n’avait-il pas été, pendant des mois, le seul représentant de la plus grande marine du monde ? Il avait couvert des centaines de nautiques à la recherche de pirates et des roitelets locaux qui leur donnaient asile. Sans doute Bolitho aurait-il un jour sa propre marque de chef d’escadre, mais il n’était pas convaincu de pouvoir l’arborer avec la tranquille assurance de Sayer.

Le contre-amiral reprit :

— Je verrai le gouverneur. En attendant, je vous suggère de retourner sur votre bateau et de refaire votre réserve d’eau et de nourriture.

Il observa Bolitho avec calme :

— Je crains d’avoir à vous envoyer très rapidement en mission. Tel aurait été le cas de toute façon ; les nouvelles que vous m’apportez n’auront fait que hâter ma décision.

Bolitho se leva tandis que le contre-amiral continuait :

— Au cas où vous auriez besoin d’un supplément d’hommes, cela peut s’arranger, à mon avis. Mais après deux ans passés à Botany Bay, il n’est pas facile de faire la différence entre un honnête garçon et un gibier de potence.

Il lui adressa un clin d’œil :

— J’en toucherai un mot à l’officier recruteur à terre.

Sayer s’attarda un instant avec Bolitho à la coupée ; dans la lumière éblouissante, le gréement et les haubans du Tempest brillaient comme du verre sombre.

— Beau bateau ! fit-il d’un ton mélancolique.

— J’imagine que vous serez bientôt de retour en Angleterre, commandant.

Le contre-amiral haussa les épaules :

— J’aurais aimé revoir la Cornouailles.

Il étendit le bras et toucha la main courante polie de l’échelle :

— Mais je suis comme ce vieil Hebrus, je laisserai mes os ici.

Il avait dit ces mots sans rancœur ni amertume.

Bolitho recula et salua la dunette. Tandis que le détachement lui rendait les honneurs, comme lors de son arrivée à bord, il descendit dans sa guigue en se demandant si l’annonce de la mort de Sayer avait une chance de faire le moindre bruit dans les belles demeures de St. James.

Il se rendit compte qu’il connaissait déjà la réponse à cette question, et c’est d’un air sombre qu’il donna à Allday l’ordre de déborder.

Quand il fut assis, ils quittèrent l’ombre protectrice du vaisseau amiral pour retrouver la chaleur. Bolitho regardait en silence les visages des hommes qui armaient les avirons. Les connaissait-il vraiment ? Tout était si différent pendant une guerre. L’ennemi était visible, et la cause, si nébuleuse qu’elle pût être, était toujours juste puisque c’était la vôtre. On se serrait les coudes, on s’encourageait, on rendait coup pour coup à l’ennemi, et tout cela semblait normal dans un monde sans espoir. Mais aujourd’hui, à des milliers de milles de toute civilisation, qui sait de quoi ces marins seraient capables s’ils étaient poussés à bout ?

Allday contemplait les épaules de Bolitho et ses cheveux noirs soigneusement noués au-dessus du col à galon doré. Le commandant ressassait les mêmes problèmes, comme d’habitude. Il s’inquiétait pour les autres. Si Allday pouvait deviner les pensées qui agitaient Bolitho, c’est qu’il s’était trouvé auprès de lui pendant la mutinerie ; et il n’avait rien oublié de cette affaire.

Lui aussi dévisagea les nageurs ; c’est lui qui les avait choisis et entraînés un par un. La nouvelle de la mutinerie de la Bounty était lâchée, elle aurait fait le tour de la colonie avant le coucher du soleil.

Allday n’avait jamais connu ses parents ; aussi loin que remontaient ses souvenirs, il avait toujours navigué. Sa vie s’était passée en mer, à l’exception d’un bref séjour à Falmouth au cours duquel les hommes de Bolitho l’avaient racolé. Plus d’une fois, il s’était retrouvé sur des navires où les conditions de vie imposées par le commandant étaient si effroyables qu’elles auraient mille fois justifié une mutinerie ; seul maître après Dieu, le commandant avait toute licence pour imposer à tous sa vindicte et sa cruauté ; sous son implacable influence, les hommes de l’entrepont perdaient tout sentiment humain, à moins d’un miracle. Comment de tels hommes pouvaient-ils exister alors que d’autres, comme Bolitho, prenaient tant à cœur leurs responsabilités ?

Bolitho le tira brusquement de sa rêverie :

— Surveille ta barre, Allday, ou nous allons embarquer par un sabord !

Allday donna un coup de barre et grimaça un sourire à l’adresse du commandant : il retrouvait le Bolitho d’autrefois.

L’obscurité, lourd rideau de velours, tombait rapidement sur la rade ; la douceur vespérale aidait à oublier la chaleur du jour et le poids des opérations d’avitaillement. L’affaire avait été rondement menée par Benjamin Bynoe, le commissaire aux vivres ; doté d’un coup d’œil infaillible, il avait pu tout obtenir au meilleur prix.

Bolitho s’assit sur la banquette, sous les fenêtres d’étambot, s’adossa confortablement et regarda les lumières de la ville étagées sur les pentes ; commençait leur deuxième nuit dans le port de Sidney, la première qu’il passerait à son bord depuis leur arrivée.

Le contre-amiral l’avait en effet retenu à terre pour lui permettre de rencontrer le gouverneur adjoint ; le gouverneur lui-même était en tournée dans l’arrière-pays, afin d’y entendre les doléances de « ces maudits fermiers », comme il les appelait. Malgré l’aide – peu enthousiaste il est vrai – des bagnards, ces premiers colons n’avaient pas la vie facile.

Les mauvaises récoltes, les inondations, les rapines des indigènes et des bagnards évadés, tout cela avait usé leur sentiment de tolérance.

Bolitho avait aussi rencontré des officiers de la garnison locale et en avait retiré la nette impression que ces derniers ne tenaient pas à voir des étrangers s’immiscer dans les affaires de la colonie ; il s’en était ouvert à Sayer qui l’avait écouté en souriant :

— Vous voyez juste, Bolitho, avait confirmé le contre-amiral ; au début, le gouverneur était heureux de pouvoir disposer des fusiliers marins pour le maintien de l’ordre et la surveillance des bagnards ; mais l’infanterie a été rapatriée en Angleterre, où l’on a bien soin d’elle ; la garnison que vous voyez est le corps de la Nouvelle-Galles du Sud, recruté spécialement, à prix d’or. Le fait est que, dans bien des cas, les geôliers sont pires encore que ceux qu’ils sont censés surveiller ; je ne voudrais pour rien au monde être dans la peau du gouverneur.

Sydney inspirait à Bolitho des sentiments contraires ; les habitations y étaient grossières, mais bien situées pour la plupart ; elles jouissaient d’un accès facile à la mer. Certaines constructions, tels les grands moulins à vent, derrière la ville, se dressaient comme des spectateurs lugubres et témoignaient de l’importance de l’influence hollandaise. Ils étaient fonctionnels et bien conçus.

Bolitho n’avait pas grand-chose à apprendre sur la débauche et l’ivrognerie qui régnaient dans la plupart des ports de mer de tous les pays. Mais la prolifération des tavernes louches (ou pire encore) de Sydney avait de quoi faire pâlir la réputation des pires bas-fonds. Sayer l’avait prévenu que les tenanciers de ces bouges étaient souvent employés par des officiers du régiment local ; ces derniers encourageaient ouvertement les liaisons immorales entre leurs propres hommes et les prisonnières du bagne qui venaient offrir leurs services dans ce genre d’établissement. Il n’avait que mépris pour les hommes de la garnison, ramassis de canailles et de renégats gouvernés par leur seul intérêt personnel.

De retour à son bord, Bolitho se sentit plus à l’aise, à l’écart de la vie agitée que l’on menait à terre. Sayer ne savait rien de plus des prochaines missions du Tempest. Ses instructions ne lui seraient communiquées par le gouverneur qu’à son retour.

Herrick se prélassait confortablement dans un fauteuil, en face de lui. Ils avaient dîné d’un excellent pâté de mouton que Noddall, le garçon de cabine, avait trouvé le moyen de dénicher à terre. Ils avaient dévoré le pâté, et Bolitho se rendit compte que, pour la première fois depuis des mois, il mangeait de la viande qui ne venait pas tout droit d’un baril de saumure. Il dit :

— Que diriez-vous d’un peu de bordeaux, Thomas ?

Le sourire de Herrick refléta brièvement la lueur de l’unique lanterne ; davantage de lumière aurait attiré une nuée d’insectes bourdonnants, et malgré la douce fraîcheur, la soirée aurait été insupportable.

— Non, commandant, pas ce soir, répondit-il.

Il fit un signe à Noddall qui se tenait dans l’ombre :

— Je me suis permis d’apporter un bon vin français provenant de la réserve du maître de la garnison. Ils ne valent pas grand-chose comme soldats, ajouta-t-il avec un petit rire, mais il faut reconnaître qu’ils savent vivre.

Devant la table, Noddall s’affairait avec sa carafe de vin. Bolitho l’observa. Tous les gestes de Noddall lui étaient familiers. Il était petit et ressemblait à un rongeur. Quand il ne faisait rien, il tenait ses mains devant lui comme deux petites pattes. C’était un homme affable, un serviteur zélé. Il venait de l’Undine, comme d’autres membres de l’équipage de Bolitho.

Herrick se leva. Les barrots de pont lui laissaient largement la place de se tenir debout, ce qui lui permettait d’apprécier les vastes proportions du Tempest. Levant son verre, il dit :

— A votre santé, commandant, et à votre anniversaire ! Je sais que je suis en retard de vingt-quatre heures, mais il m’a fallu une journée pour trouver le vin, ajouta-t-il en souriant.

La veillée se poursuivit dans un silence presque complet. Les deux hommes fumaient leurs longues pipes tandis que Noddall, attentif, remplissait régulièrement les verres.

À travers l’écoutille, ils voyaient briller les étoiles énormes : le firmament semblait tout proche ; sur la dunette, ils entendaient les pas réguliers de l’officier de quart qui allait et venait pendant son tour de veille ; de temps à autre, leur parvenait aussi le raclement des bottes du fusilier marin en faction derrière la cloison.

— C’est la fin de l’automne en Cornouailles à présent, dit Bolitho, rêveur.

Il ne savait pas pourquoi il avait dit cela. Sans doute pensait-il à Sayer. Avec une netteté parfaite, il voyait en imagination les signes de l’automne, les feuilles dorées qui chaque matin brunissaient un peu plus. L’hiver était toujours tardif en Cornouailles. Il se remémorait les bruits de la vie quotidienne : le coup de marteau du travailleur de la ferme qui taillait l’ardoise et la pierre pour bâtir ou consolider des murs de clôture autour des maisons et des champs, le piétinement des bestiaux et des moutons, le pas lourd des pêcheurs de Falmouth remontant au crépuscule vers les petits hameaux.

Il songea à sa propre maison, sous les contreforts du château de Pendennis. Cette bâtisse grise et trapue abritait sa famille depuis plusieurs générations. Aujourd’hui, n’y vivaient plus que Ferguson, son régisseur, et quelques domestiques. Sa famille était dispersée ; certains étaient morts, d’autres partis ; ses deux sœurs, à peine mariées, avaient quitté le domaine. Il songea aux sentiments que lui avait inspirés Prideaux, le capitaine des fusiliers marins, lorsqu’il l’avait rencontré pour la première fois. La réputation de ce dernier lui avait rappelé celle de son frère Hugh.

On disait de Prideaux qu’il était amateur de duels et qu’il ne perdait jamais. Le frère de Bolitho s’était battu contre un de ses collègues officiers à propos d’une dette de jeu. Il l’avait tué, puis s’était enfui en Amérique. Leur père avait subi un choc terrible en apprenant cette désertion ; l’annonce avait hâté sa mort, de l’engagement de Hugh dans la marine révolutionnaire pour combattre ses anciens frères d’armes à la tête d’un navire corsaire. Depuis, Hugh avait disparu à son tour, tué à Boston, disait-on, par un cheval emballé. Les mystères de la vie.

Voyant que l’humeur de Bolitho s’assombrissait, Herrick lui dit :

— Je vais aller me coucher, commandant, si vous n’y voyez pas d’inconvénient. J’ai le pressentiment que nous allons avoir une rude journée, demain. Vous nous voyez rester deux jours à l’ancre ? Non, non, quelqu’un de haut placé va s’en apercevoir et déclarer que ce n’est pas ce qui convient au Tempest. Et il n’aura pas tort.

Il continua avec un large sourire :

— Si nos marins descendent à terre ici, nous ne les reverrons plus !

Après le départ de Herrick, Bolitho ne quitta pas son poste d’observation devant les fenêtres d’étambot. Le second n’avait sans doute pas regagné sa couchette sans s’être attardé chez les officiers pour un dernier verre.

Ce Herrick, il savait toujours prendre congé au bon moment. Il avait assez de tact pour deviner que son commandant éprouvait parfois le besoin d’être seul. Cet accord tacite les rapprochait.

Il suivait des yeux la fumée qui, s’échappant lentement du fourneau de sa pipe, flottait au-dessus de l’eau noire qui tourbillonnait autour du gouvernail. Surtout ne pas se laisser envahir ainsi par le mal du pays. Cela faisait si longtemps qu’il l’avait quitté ! S’il devait en être banni définitivement, il aurait à prendre ses dispositions quant à son avenir.

Du pont, lui parvint un air de violon étrangement triste. C’était sûrement Owston, le cordier, qui jouait pour les gars du cabestan ; il les distrayait pendant le petit quart de deux heures.

Le Tempest devait être beau à regarder, ce soir, vu de la côte. Quiconque eût jeté les yeux de son côté aurait admiré la rangée de lumières des sabords éclairés de l’intérieur. Et puis il y avait le feu de mouillage, à l’arrière, et la lanterne de la coupée bâbord, qui empêchait l’officier de quart de trébucher en montant à bord.

Bolitho pensait à certains des prisonniers qu’il avait croisés. S’ils étaient coupables de grands crimes, pourquoi donc n’avaient-ils pas été pendus en Angleterre ? Et il eut honte de s’être apitoyé un instant plus tôt sur son sort d’exilé. Est-ce que ces déportés ne souffraient pas plus que lui ? Lorsqu’ils apercevaient le Tempest, ils l’imaginaient levant l’ancre et rentrant au pays. Tandis qu’eux…

Il leva les yeux, surpris, quand on frappa à la porte. C’était le troisième lieutenant, Borlase, en grande tenue, car il était de quart. Aucun autre officier ne devait être en grande tenue ce soir-là à bord. Borlase avait vingt-six ans, il était de haute taille et solidement bâti. Son visage était rond et doux. Il avait toujours l’air un peu surpris de se trouver là. Bolitho se dit qu’il avait dû adopter un jour cette expression pour cacher ses sentiments, et qu’il n’avait jamais pu s’en défaire.

Borlase avait d’abord servi comme second lieutenant à bord d’une petite frégate qui s’était jetée à la côte près des Philippines et avait fait naufrage. Un transport de la Compagnie des Indes orientales, qui se trouvait près des lieux du naufrage, avait réussi à sauver tout l’équipage, sauf trois hommes. On avait sans délai réuni un conseil de guerre, et le commandant de la frégate, accusé de négligence, s’était vu expulsé de la Marine royale. Le témoignage de Borlase, officier de quart au moment de l’accident, avait largement contribué à établir la culpabilité de son commandant.

Bolitho demanda :

— Vous désirez, monsieur Borlase ?

Le lieutenant entra dans le cercle de lumière.

— La chaloupe de garde vient d’apporter cette dépêche pour vous, commandant. De la part du gouverneur.

Il s’humectait les lèvres en parlant ; encore une habitude d’enfant. Du côté de la salle à manger, Bolitho vit arriver Noddall qui accourait, muni d’une seconde lanterne, projetant son ombre gigantesque sur la cloison blanche.

Bolitho ouvrit l’enveloppe de toile. Une pensée lui trottait dans la tête : ce Borlase, lorsqu’il avait témoigné au conseil de guerre, avait-il cherché à sauver sa tête ou à briser la carrière de son commandant ?

Il parcourut rapidement les feuilles couvertes d’une écriture nette. D’un coup, la tension et l’anxiété des jours derniers s’estompèrent et Borlase lui-même, qui l’observait avec un sourire naïf, disparut de son esprit. Il dit vivement :

— Mes compliments au deuxième lieutenant, monsieur Borlase. J’aimerais lui parler immédiatement.

Le lieutenant ouvrit la bouche comme pour poser une question et la referma aussitôt. Bolitho marcha jusqu’aux fenêtres de poupe et se pencha au-dehors le plus possible pour exposer son torse à l’air de la mer. Il regrettait d’avoir bu trop de vin et tant fait honneur au pâté de mouton.

Il fit de son mieux pour s’éclaircir les idées et pour se concentrer sur la dépêche. Le Tempest devait lever l’ancre et appareiller aussitôt qu’il lui serait possible de franchir les limites du port sans que cela fût imprudent.

La brise du soir lui rafraîchissait les cheveux et les joues. Elle forcissait, mais pour combien de temps ? Les pensées de Bolitho allaient bon train, dans lesquelles il s’efforçait de mettre de l’ordre. Herrick entra dans la cabine :

— Commandant ?

— Thomas, nous avons reçu des ordres : nous partons à la recherche d’un transport et de son chargement de bagnards. Un bâtiment dont on est sans nouvelles depuis qu’il a communiqué avec la malle postale, il y a trois mois. Le capitaine de la malle l’avait repéré au sud-est de Tongatapu.

Herrick glissait sa chemise dans ses hauts-de-chausses. Ses traits étaient crispés.

— Mais, commandant, nous en avons pour au moins deux milles nautiques…

Bolitho acquiesça :

— Le navire s’appelle l’Eurotas, un courrier régulier qui approvisionne la colonie et d’autres îles. Le capitaine connaît bien la région, et son retard est inexplicable. Ce bâtiment aurait dû être rendu ici, en sécurité au mouillage, depuis plusieurs jours déjà.

Ce disant, Bolitho revit brièvement les tavernes du port et les filles aux yeux fripons qui se penchaient aux fenêtres.

— Le gouverneur attendait l’arrivée de l’Eurotas, mais il n’en avait parlé à personne, pas même à son assistant. L’Eurotas transporte des canons, de la poudre et du ravitaillement, mais aussi de l’argent pour payer les civils et les militaires.

— Que suggérez-vous, commandant ? Vous croyez que les mutinés de la Bounty ont fait main basse sur le navire ?

Bolitho attendit avant de répondre. Il avait en tête les instructions du gouverneur. Celles-ci l’avaient frappé par la colère et l’urgence qu’elles trahissaient ; en particulier dans les derniers paragraphes : l’Eurotas ne transportait pas seulement une cargaison sans prix, mais aussi des bagnards. Le reste du message demeurait imprimé dans sa mémoire : à bord, se trouvait le prochain gouverneur d’un nouvel établissement colonial, James Raymond, accompagné de sa femme.

Bolitho tourna le dos aux lumières de la ville et aux étoiles qui se reflétaient dans la baie. Il lui semblait que la nuit et le froid l’avaient envahi.

— Réveillez le maître de manœuvre, Thomas, voyez ensemble quand nous pouvons appareiller ; je nous ferai déhaler par les canots, s’il le faut. C’est peut-être une fausse alerte, l’Eurotas a pu faire escale dans une île pour faire de l’eau et du bois ; ou bien il est resté encalminé. Cela nous est arrivé plus d’une fois.

Herrick l’avait observé sans broncher.

— J’en doute, dit-il.

Bolitho se mit à marcher dans la cabine, passant et repassant devant Herrick et touchant les chaises une à une sans s’en apercevoir. Il tendit le bras vers sa vieille épée, accrochée à la cloison, sur laquelle Allday veillait jalousement.

Il continua :

— Sayer renverra le brick postal dès son arrivée et le gouverneur compte dépêcher des petites goélettes vers le nord et l’est, respectivement.

— Autant chercher une aiguille dans une meule de foin, commandant.

Bolitho fit face à Herrick et dit brusquement :

— Je le sais fichtrement bien ! Néanmoins, il faut agir !

Il lut un certain étonnement sur le visage placide de Herrick : son impatience l’avait blessé ; il enchaîna :

— Je vous demande pardon… C’est le vin.

Ensuite, et puisque Herrick devait en avoir connaissance tôt ou tard, Bolitho jeta la liasse de dépêches sur la table :

— Tenez, lisez !

Il se dirigea vers la porte, et s’adressant à la sentinelle :

— Appelez l’aspirant de garde. Réunion immédiate de tous les officiers dans ma cabine !

Il se retourna pour s’apercevoir que Herrick l’observait. Bolitho lui dit sans détour :

— Je sais, Thomas, je devine vos pensées, mais tout cela est loin ; c’était il y a cinq ans. Ce sont de vieux souvenirs.

Herrick lui lança un regard sombre :

— Si vous le dites, commandant. Je vais chercher les officiers et les ramener ici.

Sur ces mots, il quitta la cabine. Bolitho s’assit sur le banc et, après avoir hésité un instant, tira sa montre de sa poche. Un très beau modèle de chez Mudge & Dutton, avec échappement cylindrique et boîtier étanche. Il pressa délicatement le bouton qui ouvrait le couvercle du boîtier, afin de lire l’inscription gravée à l’intérieur :

 

Conquise, je gis sur ma couche. Seule.

Une fois déjà, en rêve, tu m’as rejointe.

Mais t’avoir vraiment, et pour longtemps !

 

Il fit claquer le couvercle et glissa la montre dans son gousset. Il avait la tête et les idées claires, et quand ses officiers le retrouvèrent dans la cabine, nul ne se doutait qu’il pût en aller autrement. À part Herrick, bien sûr. Mais cela, il n’y pouvait rien.

 

Mutinerie à bord
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